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INTERNET ET DEMOCRATIE

Désinformation et propagande, discours de haine et harcèlement, balkanisation et cristallisation de l’opinion publique, l’image du Web 2.0 des années 2000, perçu comme un formidable vecteur de démocratie et d’émancipation citoyenneté a aujourd’hui pris un sérieux coup dans l’aile ! A tel point qu’on peut légitimement poser la question : internet et le débat en ligne représentent-ils encore un outil vertueux pour la démocratie ou portent-ils au contraire en eux les germes de son enrayement ?

 

Un gigantesque forum, accessible dans le monde entier (dès lors que l’on dispose d’un téléphone ou ordinateur), c’est ainsi que l’on pourrait définir internet en se plaçant dans une perspective démocratique. Cependant, analyser la pertinence de cet outil en tant que vecteur favorisant le débat, implique de considérer également la forme que prennent ces échanges. Reconnaissons-le, si elles restent présentes, les prises de paroles respectueuses des avis contraires, apaisées et argumentées se retrouvent noyées dans l’espace de débat au milieu des injures, fake news et autre discours haineux, allant jusqu’au harcèlement en ligne. Un phénomène qui, loin d’être marginal, tend à devenir banal, à tel point qu’on en vient à légiférer sur la question et à poser la question de l’anonymat en ligne. C’est là l’un des aspects illustrant ce que les sociologues appellent le « désenchantement » d’internet, lorsqu’on réalise que la vision idyllique de cet outil, comme « super vecteur démocratique », se heurte à l’usage que l’on en fait. Cependant, si les écueils qui frappent le web sont aussi marqués que nombreux, il nous faut aussi rappeler que ces mêmes points négatifs sont souvent le revers d’aspects plus vertueux démocratiquement parlant. Bien que critiquables sur leur forme, ces échangent témoignent aussi d’une « libération de la parole », ou du moins de la venue sur l’espace médiatique d’une parole qui en était autrefois exclue, les plateaux de télévision ou les colonnes des journaux ne lui laissant pas droit de cité. Aujourd’hui, en l’absence de modérateurs ces discours radicaux ou brutaux deviennent non seulement visibles mais légitimes à être exprimés ainsi du fait de leur banalisation. Ainsi que le constate Romain BADOUARD, (maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise, chercheur au sein du laboratoire Agora et auteur de « Le Désenchantement de l’Internet ») dont notre réflexion est largement inspirée : « Pour les plus jeunes, qui ont fait leurs premières armes de citoyen sur le web, cette idée de pluralisme radical, dont je parle dans le livre, est très importante. Cela ne veut pas dire que toutes les opinions se valent, mais plutôt que dans la culture de débat qui a émergé en ligne, toutes les opinions méritent d’être écoutées. »

 

En outre, cette « brutalisation » de l’espace de débat ne saurait être imputée à internet seulement. S’il permet l’expression de toutes les paroles, y compris les extrêmes ou conspirationnistes, ce n’est pas le média qui crée en soi la haine ou la crédulité des gens. Ces évolutions reflètent avant tout les grands maux contemporains, stigmates d’une époque et de ses fractures, comme la perte de commun ou la défiance de la population à l’égard de ses institutions et des élites. A cet égard, internet représente d’ailleurs un réel vecteur démocratique lorsqu’il permet aux citoyens d’aborder des débats ignorés par les autres médias ou donne la parole à ceux qui ne partagent pas l’opinion majoritaire, consensuelle ou politiquement correcte, comme le rappelle le chercheur : les citoyens, de manière autonome et indépendante, vont pouvoir produire des informations, les mettre en débat, etc. Le site Arrêt sur images avait compté le temps de parole à la télévision réservé au « oui » et au « non » pendant le débat lié à la constitution européenne. Le chiffre qu’il donnait était éloquent : 70 % du temps de parole était réservé au « oui », contre 30 % au « non ». Guilhem FOUETILLOU, qui a fondé Linkfluence par la suite, avait fait une étude sur le Web et comptabilisé les sites internet qui abordaient le sujet du traité constitutionnel européen. On se rendait compte que sur le web, c’était l’exact inverse, 70 % des sites étaient en faveur du « non » contre 30 % en faveur du « oui ». Donc, il existait un phénomène de vase communiquant où les personnes qui n’avaient pas la parole dans les médias classiques se reportaient sur internet pour s’informer et produire de l’information. Cela est toujours vrai aujourd’hui, ceux qui n’ont pas accès à la scène médiatique s’expriment sur le Web. Un espace pour les « sans voix » du débat médiatique traditionnel, pour le meilleur et pour le pire.

 

S’il n’est pas directement responsable des grands maux ou défis propres à nos sociétés contemporaines, internet n’en demeure pas moins un vecteur qui, dans sa forme, a eu une incidence directe et conséquente sur les formes d’expressions dans le débat public. A l’image de la libération de la parole, ces incidences sont porteuses d’éléments à la fois positifs et négatifs pour la démocratie et l’émancipation citoyenne.

 

Parce qu’il permet un égal accès aux plateformes de débats publics dématérialisées, quel que soit son outil d’accès (ordinateurs, téléphones, consoles de jeux etc…), internet place à égalité tous les internautes pour ce qui est de l’émission ou de la réception d’information. Un principe d’égalité de statut qui donne légitimité à chaque voix, toutes méritant d’être entendues ou exprimées. Un citoyen lambda peut ainsi répondre directement au tweet d’un président de la république, voire interpeler un politique sur un sujet particulier. En outre, l’anonymat, s’il « facilite » les discours haineux, garantit dans le même temps l’égalité de statut, la situation professionnelle de celui qui s’exprime n’étant pas visible, seule sont pris en compte les propos d’une personne, sans tenir compte de son autorité ou situation sociale. Il faudrait cependant nuancer ce propos avec la popularité sur internet, mesurable en termes de « followers », « likes » ou « vues ».

 

D’ailleurs cette possibilité de montrer son adhésion à un propos ou une idée d’un simple clic, via le « like », est aussi porteuse d’une dimension à la fois positive et négative démocratiquement parlant : d’un côté elle permet à des personnes qui ont du mal à s’exprimer ou qui n’osent le faire pour différentes raisons de montrer leur soutien à un propos ou une cause choisi. Ainsi le site « change.org » permet à n’importe qui de créer sa pétition en ligne et de la partager ou tout simplement de signer celles qui existent. Cela permet ainsi à tout un chacun de s’engager pour une cause et renforce ainsi sa perception en tant que citoyen. D’un autre côté, la facilité de la démarche peut facilement être critiquée précisément car l’engagement qu’elle représente pâtit de cette faible contrainte.

 

L’un des problèmes majeurs intrinsèque à internet aujourd’hui réside dans ses mécanismes, notamment ceux dictés par les intérêts marchands et le commerce de « clic ».

 

Autrefois dépeints par eux-mêmes comme les « plombiers du web », garantissant le débit de contenus mais ne contrôlant pas les éléments de ce dernier, les géants du web se voient aujourd’hui sommés par les pouvoirs publics d’endosser la fonction de modérateurs. Un tournant initié en 2010 où des tribunaux français ont exigé la suppression de propos antisémites mais qui a réellement été marqué après les attentats de 2015 : les États se sont rendu compte que les djihadistes utilisaient massivement les réseaux sociaux et le Web pour recruter de nouveaux combattants. Les grandes firmes privées n’ont pas attendu les injonctions des États et se sont mises d’elles-mêmes à supprimer des comptes, des contenus, des tweets, etc. Aujourd’hui, tout le monde trouve légitime de combattre la propagande djihadiste et les discours de haine. Mais à partir du moment où l’on considère comme légitimes que les plateformes filtrent les contenus, on met le doigt dans un engrenage. Déléguer aux GAFA le pouvoir de décider quels sites ont le droit de publier est une forme de privatisation de la régulation qui pose un grave problème de liberté.

 

Pour répondre à cette injonction des pouvoirs publics, les grandes firmes du Web ont opéré un mouvement de recentralisation du web autour d’un tout petit nombre de services et disposent d’outils servant de points de contrôle à partir desquels ils peuvent filtrer les contenus en circulation sur le web ce qui peut légitimement poser question d’un point de vue démocratique. Le dernier exemple en date concerne l’éviction de Donald TRUMP, 46ème président des Etats-Unis de l’ensemble des réseaux sociaux à travers lesquels il s’exprimait quotidiennement. Que l’on trouve ou non cette décision légitime, il faut se poser la question de qui la prend. De nombreuses voix se sont élevées chez les politiques (proches ou non des idées de Trump) pour dénoncer une prise de position politique par un organisme privé. Du côté des réseaux sociaux, on se reporte au règlement ou charte de l’utilisateur.

 

Un autre problème majeur, posant un enjeu pour nos démocraties aujourd’hui, est aussi lié aux réseaux sociaux mais aussi aux moteurs de recherche : le phénomène des buble-filters (filtre de bulles) ou mécanisme d’auto conviction, repéré et analysé depuis les élections américaines de 2016. « Les algorithmes de classement des informations sur Google ou sur les réseaux sociaux, sur Facebook notamment, vont générer des circuits qui vont porter à notre connaissance des informations qui nous confortent dans nos opinions. Sur Google, ça passe notamment par une personnalisation des résultats du moteur de recherche : en fonction de nos recherches précédentes, on nous propose de nouveaux résultats, censés correspondre à nos préférences, aller dans notre sens. Et sur Facebook, cela s’exprime par l’idée qu’on voit seulement les informations publiées par 20 % de nos contacts, qui sont les contacts les plus proches de nous, ceux avec lesquels on a le plus d’échanges et qui partagent le plus nos opinions. Alors que, pour que le débat public se passe correctement, on est censé être confronté à des arguments contradictoires ! Un processus qui peut s’avérer très dangereux pour la démocratie ! »

 

Comme nous venons de l’examiner, internet agit profondément sur la façon de communiquer de ses utilisateurs. Un impact sur la forme prises par les échanges entre individus qui se répercute aussi sur le fond de leur discours. Au-delà des langages développés sur les forums, la temporalité propre à ce média, c’est-à-dire l’instantanéité de l’information, incite tout un chacun à réagir dans l’immédiateté, sans forcément mesurer le recul nécessaire à la « digestion » d’une nouvelle. Aujourd’hui le flot ou le débit informatif est à la fois dense et continu. De fait, une même information fait aujourd’hui l’objet d’un relais à la fois massif, mobilisant toutes les rédactions, chaînes de télévision, radio, sur l’ensemble de leurs canaux (réseaux sociaux, podcast etc…) mais aussi très éphémère, dans le sens où elle fera très vite place à une autre information. Cela incite les citoyens à réagir dans l’instantanéité, sans forcément accompagner cette réaction du recul nécessaire à une analyse plus réflexive. Ce phénomène se trouve renforcé par l’ouverture des canaux d’expression à l’ensemble de la population, qui se traduit ici par des « mouvements de foule » et des émois populaires partagés. Des mouvements d’indignation vont ainsi être partagés et relayés par de nombreux internautes, suscitant des émotions collectives de masses. Le problème que cela pose réside précisément dans l’émotion. L’instantanéité de l’information et son relais massif chez les internautes incitent à la traiter de façon émotionnelle et non plus de façon rationnelle, car cela impliquerait une temporalité plus longue, propre à l’analyse et la réflexion. En outre, bien qu’il soit caractéristique d’internet, ce glissement de temporalité déborde largement son cadre. Nous sommes aujourd’hui incités à réagir à toutes les informations qui nous parviennent et rapidement, avant de passer à la prochaine. Dans ce contexte, difficile de prendre un quelconque recul et de réagir avec l’émotion du moment, surtout si elle fait l’objet d’un écho collectif, plutôt qu’en prenant le recul nécessaire à la prise de position individuelle et réfléchie.

Il serait difficile aujourd’hui de séparer d’un trait bien net les sphères réelles et immatérielles de notre vie sociale tant ces dernières se retrouvent imbriquées l’une à l’autre dans le quotidien. Nous n’avons pas une vie sociale « en ligne » et  une autre « hors ligne », mais une même  vie sociale qui se décline sur les deux facettes d’une même pièce. Deux pans d’un même ensemble qui s’influencent l’un l’autre dans de nombreux aspects. Comment mesurer l’impact de la sphère dématérialisée sur notre façon de vivre le réel ? Avec la crise sanitaire qui nous frappe, le télétravail et autres moyens de communications par écran interposé est en passe de devenir une norme là où il demeurait à la marge il n’y a pas si longtemps. Il serait naïf de penser que cette évolution n’a que peu ou prou de répercussions sur notre façon d’être à l’autre, de lui parler, le considérer l’appréhender. Au-delà de l’échange d’idées, la démocratie implique une solidarité, une fraternité dirait-on en France, de l’ensemble de ses membres, ce qui passe avant tout par le vivre ensemble. Quel impact la dématérialisation des rapports sociaux aura-t-elle sur ce vivre ensemble et donc sur nos démocraties ? Difficile pour l’heure de répondre précisément à cette interrogation, mais il apparaît certain que les répercussions du phénomène seront bien réelles, tout comme l’a été la démocratisation massive des smartphones sur la vie sociale.

Enfin, même si les appareils permettant l’accès aux services dématérialisés se font de plus en plus en accessibles, de nombreuses personnes, notamment les plus âgées, n’ont pas les compétences nécessaires à leur utilisation. Une fracture numérique qui devient très problématique lorsqu’on la met en relation avec la dématérialisation des services publics, dont certains ne proposent plus d’alternative, à l’instar de la C.A.F., Doctolib, le paiement des impôts, ou encore pôle emploi. A vouloir dématérialiser à tout va, ce qui apporte d’indéniables avantages en matière économique et écologique, on s’expose aussi à la réduction et la  dévalorisation des rapports humains directs, pourtant essentiels à la vie sociale, politique et citoyenne d’un pays et d’une démocratie.

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