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LE CAPITALISME PEUT-IL SORTIR RENFORCE PAR LA CRISE SANITAIRE ? D’après Christian MAUREL

En raison d’un état de santé qui m’expose bien plus que la moyenne des français aux ravages du coronavirus, je n’ai quasiment pas mis le nez dehors depuis les élections municipales. Comme le dit Descartes au tout début de la deuxième partie de son Discours de la méthode, je suis resté « tout le jour enfermé seul dans un poêle où j’avais tout le loisir de m’entretenir de mes pensées ». Ce confinement total m’a permis de me consacrer presque entièrement à un écrit qui traite de l’urgente nécessité d’une bifurcation radicale de l’Histoire, si nous ne voulons pas sombrer dans la barbarie. Convaincu que cette bifurcation est bien plus salutaire que des révolutions toujours sujettes à des dérives ou à des contre-révolutions, et que, de plus, elle est à la fois possible, nécessaire et engagée de longue date – vraisemblablement depuis les écrits et les expériences des  »socialistes utopiques » du début du 19ème siècle –  je me pose en même temps la question de savoir si, comme pour les autres crises, le capitalisme ne va pas sortir renforcé de la crise sanitaire que nous vivons actuellement et dont il porte une grande responsabilité, tant dans son émergence que dans son développement et dans la difficulté des États à en venir à bout.

 

Tout, ou presque, plaide contre le capitalisme dans sa forme néolibérale actuelle. Les raisons d’en sortir n’ont jamais été aussi criantes et la pandémie en a révélé l’acuité : dérèglement climatique, dégradation des écosystèmes et épuisement de notre planète, redéploiement des inégalités et concentration des richesses dans les mains d’une petite minorité d’oligarques, utilisation juteuse et quelques fois crapuleuse des découvertes scientifiques et des innovations technologiques alors qu’elles devraient rester notre bien commun notamment dans le domaine de la santé, montée en puissance d’une société de la surveillance et de dictatures numériques totalitaires, discrédit de notre démocratie représentative délégataire,  marchandisation des individus et  d’un monde  selon le principe  intangible de la concurrence, délitement de notre imaginaire social des Droits de l’Homme  au profit d’une déshumanisation barbare…. J’arrête là l’énumération. La liste des raisons de changer les choses serait bien plus longue…

 

Le  »jour d’après » ne doit pas être comme le jour d’avant la crise sanitaire, disent certains. Mais qui le dit et qu’est-ce-qui ne doit pas être comme avant ? S’agit-il des possibilités de faire face à de nouvelles pandémies – ce qui serait, il faut en convenir, un progrès, tant ce que subissent de nombreux habitants de la planète est inacceptable et insoutenable ? Ou bien veut-on parler d’un changement réfléchi et radical de direction, de la construction d’un monde nouveau qui renverrait définitivement au passé celui qui conduit notre espèce à sa perte, quelque chose comme une œuvre collective de civilisation qui détrônerait à jamais le dieu-argent et mettrait enfin l’Homme au centre de l’humanité ? 

 

De nombreuses questions fondamentales sont posées souvent assorties de propositions. Mais qui s’en fait l’écho ? Rarement les grands médias audiovisuels qui ne voient et ne vont pas au-delà de la quotidienneté de la crise et de la manière dont les populations la vivent et doivent se comporter pour y faire face. Si bien que les contributions, y compris les plus pertinentes, circulent et se répondent dans un milieu relativement fermé où elles font sens et peuvent donner lieu à débat. Une inégalité de plus, celle des différents niveaux de langages et de l’accession à des outils de compréhension d’une situation inédite dans un monde complexe. Et pourtant, comment ne pas être sensible (et permettre à chacun de partager cette même sensibilité) aux questions soulevées par Edgar Morin (Le Monde daté du 20-4-20) : « La sortie du confinement sera-t-elle commencement de sortie de la méga-crise ou son aggravation ? Quel sera l’avenir de la mondialisation ? Le néolibéralisme ébranlé reprendra-t-il les commandes ? Y aura-t-il un élan international salvateur de coopération ? Les pratiques solidaires innombrables et dispersées d’avant l’épidémie s’en trouveront-elles amplifiées ? Les déconfinés reprendront-ils le cycle chronométré, accéléré, égoïste, consumériste ? …». Et comment ne pas entendre l’inquiétude qu’il exprime dans le même entretien : « nous pouvons craindre fortement la régression généralisée qui s’effectuait déjà au cours des vingt premières années de ce siècle (crise de la démocratie, corruption et démagogie triomphante, régimes néo-autoritaires, poussées nationalistes, xénophobes, racistes) ».

 

Le même jour et dans le même quotidien (Le Monde) Dominique Méda considère que la crise sanitaire doit conduire à ce qu’elle nomme « Prélude à la reconversion écologique » (titre de sa tribune) : « C’est bien dès aujourd’hui qu’il nous faut engager la bataille pour éviter le retour du  »business usual », et que pour que l’événement que nous sommes en train de vivre soit compris non pas comme une catastrophe naturelle dont il faudrait juste savoir éviter le retour – par exemple en érigeant partout des murs et des frontières – mais comme un coup de semonce exigeant une bifurcation radicale ». Et si une  »bifurcation radicale » – concept que je partage avec quelques différences de compréhension et de mise en pratique – s’impose, c’est bien parce que il n’est plus possible de rester dans le train conduit par ceux qui ont fait le choix de l’affairisme lucratif que permet le système. Alain Bertho (Médiapart, blog du 5-5-2020) appelle à passer de la « résilience à la résistance ». Pour lui, « la catastrophe qui commence n’est pas une inconséquence collective ou un effet d’aveuglement des pouvoirs. [elle] ne provient pas de l’ignorance ou du climato-scepticisme de quelques-uns. Cette catastrophe matérielle est devenue un des ressorts du capitalisme contemporain qui s’est financiarisé, numérisé et, d’une certaine manière, dématérialisé […] la pandémie n’est pas une parenthèse qui aurait tout arrêté. C’est au contraire un formidable  »accélérateur à particules » politiques ». Et, j’ajoute – pour faire le lien avec la question sur laquelle je travaille depuis longtemps – que nous vivons vraisemblablement un moment d’accélération d’une nouvelle  »bifurcation radicale de l’humanité  », dans ses différentes dimensions : économiques, environnementales, sociales, politiques, culturelles, intellectuelles, civilisationnelles.

 

Dans une contribution qui devait paraître sur le site AOC le 29-3-2020 et qui circule sur le net, Bruno Latour proposait que l’on utilise « ce temps de confinement pour décrire chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés, ce dont nous sommes prêts à nous libérer, les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que par notre comportement nous sommes prêts à rompre. Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise [ajoute-t-il] de ce qu’ils veulent voir renaître : la même chose en pire […] C’est à nous de leur imposer un contre-inventaire […] On imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes-barrières contre la reprise à l’identique ». De leur côté, Pierre Dardot et Christian Laval, en droite ligne de Commun. Essai sur la révolution au 21ème siècle (éditions La Découverte, 2014) , plaident, dans Le Monde du 5-5-2020, pour « une cosmopolitique du commun » – qui s’opposerait frontalement à ce que j’appelle  »une chaosmopolitique » capitaliste – ce qui les conduit à se questionner : « Comment instituer la santé comme commun mondial ? Comment instituer le climat comme commun mondial ? ». La réponse selon eux « ne pourra venir que de mouvements sociaux capables d’œuvrer à une trans-nationalisation des pratiques, comme ceux des écologistes, des féministes, des paysans, des peuples autochtones. La construction des institutions politiques indispensables à la survie du monde ne pourra procéder que de coalitions citoyennes aux formes diverses ».

 

Quand certains ouvrent des voies et font des propositions pour que demain ne soit pas, en pire, la même chose qu’hier, d’autres comme le comédien Vincent Lindon, pensent toujours utile que de  »simples » citoyens s’expriment avec une sensibilisé et des mots compréhensibles par tous, comme il fait lui-même dans Médiapart, le 6-5-2020 : « Comment un pays si riche, la France, sixième économie du monde, a-t-il pu désosser ses hôpitaux jusqu’à devoir, pour éviter l’engorgement des services de réanimation, se résigner à se voir acculé à cette solution, utile certes, mais moyenâgeuse, le confinement ? Nous qui au début des années 2000, pouvions nous enorgueillir d’avoir le meilleur système de santé du monde.  C’était avant. Avant que s’impose la folle idée que la santé devait être rentable puisque tout devait être marchandise, jusqu’à la vie des hommes ». Presque au même moment, Jean Ziegler prévoit une solution radicale :  « le choc de cette crise va provoquer la révolution […] Le virus va provoquer la rupture de la conscience aliénée et d’une manière ou d’une autre, des mouvements populaires vont naître et vont abattre ce système cannibale du capitalisme ». Sans mieux préciser ce qu’il convient d’entendre par  »révolution », même si on comprend qu’elle passera par une désaliénation des consciences, l’émergence de mouvements populaires et la mise à mort du système capitaliste.

 

On peut craindre que face à un néolibéralisme qui vise et réussi à faire de nous les complices de ses pires exactions par une habile intériorisation de ses normes, une critique sociale sans concession et les meilleurs outils de discernement ne suffisent pas à ouvrir les portes d’un avenir radicalement autre et à éclairer les chemins qui y conduisent. Emmanuel Macron a martelé le mot de  »guerre » pour venir à bout du coronavirus et ainsi faire de chacun d’entre nous les soldats d’une armée dont il serait le chef suprême. L’emploi répété de ce mot ne doit rien au hasard. Il fait écho à l »’union sacrée » de toutes les classes sociales lors de la  »Grande guerre », la plus meurtrière de notre histoire. Tous unis contre le coronavirus ! Construisons la  »voie sacrée » qui, comme lors de la bataille de Verdun, conduira nos fantassins à la victoire !  (Au prix de lourdes pertes car mal ou insuffisamment équipés, rappelons-le). Mais cette posture guerrière cache autre chose. Elle jette un voile obscurcissant sur la vraie réalité et nous pousse à un consentement général à reconstruire le monde d’avant avec quelques arrangements de  »bon sens » mais au prix de grandes souffrances. Des signes nombreux indiquent qu’il faudra  »retrousser les manches », que la reconstruction ne se fera pas sans austérité ni perte de droits, qu’il faut  »solidairement » s’en convaincre et s’y préparer. En Inde, pour ne citer qu’un seul exemple, certains États de l’union ont déjà décidé, en pleine crise sanitaire, de porter la semaine de travail à 72 heures, de faire fi des lois qui régissent les rapports de travail et d’exempter les entreprises de l’application des droits acquis par les salariés. Certains (voir Le Monde abonnés du 13-5-2020), considèrent à juste titre qu’avec le coronavirus « l’esclavage a fait son retour en Inde » et que l’on revient à « la barbarie du 19ème siècle ». Le capitalisme pourrait, si nous n’y prenons pas garde et « quoi qu’il en coûte » pour la planète et ses habitants, sortir renforcé de la crise sanitaire comme il a pu le faire lors des précédentes crises. Avec, une fois de plus, une subtile sophistique dont l’idéologie dominante a le secret et la force de conviction que nous aurons à déconstruire et à combattre : tout le mal vient d’un virus insaisissable et diabolique et non « du meilleur des mondes possibles » (pour le dire avec les mots de Leibniz) ; par conséquent, l’humanité entière, des mieux lotis aux plus pauvres, doivent impérativement et solidairement voler à son secours. 

 

Que faire quand tout s’acharne à dépolitiser ce qui est un fait de société que les pouvoirs en place et les grands médias audiovisuels ordonnés au marché présentent comme un fait de la nature dont il faudrait, à l’image d’une montée brutale des eaux, « se rendre comme maître et possesseur » pour reprendre la célèbre formule de Descartes ? « Enfourcher le tigre et le dompter » dit le président Macron, alors que le système de société et les modes de penser et de vivre qu’il nous impose concourent à fragiliser cette même nature et à compromettre l’avenir de toute vie. Or, c’est bien le capitalisme et non la nature qu’il s’agit de dompter, de terrasser et de dépasser. Peut-on imaginer des prises de consciences suffisamment fortes et massives, capables de politiser – c’est à dire de ramener à la responsabilité des hommes appelés à en débattre – et de mobiliser les individus contre un système qui impose, sans discussion possible, ses normes de comportement, de production, de consommation, de communication, de création, de penser et de sentir jusqu’au plus intime de chacun ? Tout en sachant – difficulté supplémentaire – que  »le jour d’après », l’urgence sera de se nourrir, d’avoir un emploi, de panser ses plaies, de jouir de la vie, de retrouver ses habitudes et donc – par facilité ou par nécessité – de relancer la même machine économique sur les mêmes rails…

Le capitalisme enferme chacun d’entre nous dans « une cage d’acier », disait le sociologue allemand, Max Weber, image qui sera souvent reprise, notamment par Michel Foucault et, plus récemment, par Pierre Dardot et Christian Laval. Sa force est de nous rendre complices de cet enfermement   d’autant plus difficile à combattre qu’il relève de ce que La Boétie appelait, déjà en son temps,  »servitude volontaire » et qui fait de nous des êtres libres d’obéir, titre d’un livre  de Chapoutot que je vais m’empresser de lire tant son sous-titre est reversant : histoire du management, du nazisme à nos jours. On comprend alors que l’humanité ne pourra se libérer du système qui l’oppresse sans que chacun puisse se libérer de sa  »cage d’acier ». Plusieurs moyens pour y parvenir existent : la critique théorique, les mouvements sociaux, la mise en débat public des questions de société, les manières alternatives de produire, de consommer, de faire société et tout prosaïquement de vivre, la constitution de  »communs » résistant à l’appropriation du marché… et au contrôle des États, contrôle  qui peut, si nous n’y prenons pas garde, prendre la forme, comme en Chine, d’une surveillance de tous les instants  de tous nos faits et gestes enregistrés  par reconnaissance faciale et traités informatiquement. Ainsi, l’État  »communiste » et le parti unique peuvent attribuer ou supprimer à chacun, en raison de ses bons ou mauvais comportements, des points constitutifs d’un  »crédit social » monnayable en acquisition ou suppression de droits….

Mais cette résistance à l’oppression et cette émancipation créatrice de subjectivités agissantes autonomes dans une société autonome ne seront pas réellement possibles sans des processus de coéducation critiques, permanents, démocratiques et politiques dans le droit fil d’une éducation populaire riche d’expériences et repensée à la lumière des enjeux du temps présent – que cette coéducation soit  »spontanée » et  »organique » au sens où elle fait corps avec les luttes et les mouvements sociaux, à l’image du mouvement des  »gilets jaunes », ou bien, et ce n’est pas contradictoire, qu’elle soit le fait d’associations, d’institutions, de fédérations dites de  »jeunesse et d’éducation populaire » remplissant ce que j’appelle une mission  »propédeutique », c’est à dire  »préparatoire » à des prises de consciences et à des engagements d’envergure grâce à  la mise en place de pédagogies démocratiques et coopératives : partage et coproduction de savoirs permettant de  »lire la réalité sociale »; débats d’idées favorisant l’esprit critique, les opinions éclairées et les prises de position sur les questions touchant à la vie locale et à la marche du monde ; apprentissages ouvrant sur la création sociale, culturelle et artistique ; éducation à la citoyenneté sociale, politique, active et responsable ; formation à la prise de parole, à l’écoute, à l’analyse, à la formulation de propositions, au débat contradictoire et argumenté, à la délibération permettant d’agir collectivement et en toute conscience  des causes et des conséquences… ou tout simplement – mais c’est une priorité – par une éducation  collective à la convivialité, à l’hospitalité et à l’assistance mutuelle.

Les équipements sociaux, socioculturels et d’éducation populaire (Foyers ruraux, Maisons des Jeunes et de la Culture, Centres sociaux, Maisons pour tous, Maisons de quartiers…) devraient pouvoir être affectés prioritairement à cette mission de coéducation critique, permanente, démocratique et  »politique ». A condition que leurs bénévoles, administrateurs élus, militants et salariés soient soutenus expressément pour cette mission et ne soient pas soumis à la marchandisation lucrative des loisirs et des services de toutes sortes, ni à l’instrumentalisation de la part de politiques publiques technocratiques définies en haut lieu (État, ministères, institutions et services déconcentrés, collectivités territoriales) qui en font souvent de simples opérateurs choisis dans le cadre d’appels d’offre et de marchés publics les mettant en concurrence au détriment de leur projet associatif et de l’implication démocratique des adhérents, des usagers et des habitants. La coéducation sociale et politique souvent ignorée est un enjeu essentiel. L’attitude des pouvoirs publics à son égard témoigne d’un choix de société : soit celui d’une société capitaliste néolibérale où quasiment tout est ordonné au principe universel de la concurrence avec toutes les conséquences catastrophiques que nous connaissons ; soit celui d’une société où priment la mutualisation des compétences au service de  »communs » dans lesquels des sujets émancipés et librement engagés coopèrent à la satisfaction des besoins et au bien-être de tous.

L’humanité est à la croisée de chemins. Bifurquer, changer de cap, prendre une nouvelle direction – peu importe les mots utilisés – ne se fera pas sans transformations radicales de tous ordres et dans tous les domaines, du gouvernement des Hommes et de l’administration des choses jusqu’à l’intimité même des individus. Incertitudes, convulsions, métamorphoses, déchirements pour certains, espoirs démesurés pour d’autres, marqueront, à n’en pas douter la période qui s’annonce et dont la pandémie du coronavirus nous donne un avant-goût. Des zones d’affrontements multiples touchant aux grandes questions de société et de civilisation (les inégalités, les rapports Hommes/Nature, le travail, la production et la consommation, l’utilisation des savoirs scientifiques et des innovations technologiques, les rapports entre les sexes et entre les cultures, l’échelle des valeurs, ce que signifie  »être homme » dans un monde en transformation de plus en plus accélérée…) dessineront une ligne d’affrontement mouvante déterminée par une « guerre de position » (Gramsci) entre ceux qui considèrent, quoi qu’il arrive et quoi qu’il en coûte, que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, et ceux pour qui continuer dans la même direction nous conduit au pire et qu’il est indispensable de changer radicalement de direction. A n’en pas douter, tout devrait se jouer autour de deux principes fondamentaux intimement liés qui déterminent les rapports entre les hommes depuis la bifurcation du néolithique et ce passage progressif des chasseurs-cueilleurs à l’agriculture et à l’élevage – bifurcation qui ouvre sur une domestication de plus en plus prégnante de la nature et sur une domination d’une minorité d’hommes sur les autres sous des formes institutionnalisées variables selon les moments et les lieux de l’Histoire.

Ces deux principes fondamentaux qui structurent la société dans laquelle nous vivons sont la propriété et le pouvoir. Nous sommes à un moment où la propriété, qu’elle soit privée ou publique, se voit de plus en plus remise en cause – dans son principe et dans les pratiques auxquelles elle donne lieu – par la création et l’institution  de ce que l’on peut convenir appeler des  »communs », se développant dans la plupart des domaines (production  et accession  aux biens et aux  services,  partage des savoirs et des savoir-faire, relations à l’environnement, manières de se gouverner  et  d’administrer les choses et les espaces….) et sous  des formes variables  (coopératives, associations, réseaux, collectifs de travail, de création, de promotion et de défense, organisations d’assistance mutuelle et d’échange réciproque….). La crise sanitaire actuelle et ses conséquences désastreuses pour l’humanité mettent au-devant de la scène le  »commun » comme principe de vie en société et de relation à l’environnement. « Comment instituer la santé comme commun mondial ? Comment instituer le climat comme commun mondial ? » se demandent Pierre Dardot et Christian Laval (cités plus haut) plaidant ainsi pour une « cosmopolitique du commun » qui, à n’en pas douter, pourrait remettre radicalement en cause le principe de propriété ouvrant sur l’accumulation et la concentration des richesses et sur une concurrence entre les individus, du local au mondial, dans tous les espaces de vie et domaines d’activité.

S’agissant du pouvoir en deux sens différents :  »pouvoir sur » (au sens latin de  »potestas ») et de  »pouvoir de » (potentia), il dessine deux configurations opposées du monde et des individus. Dans le capitalisme néolibéral, comme dans toutes les sociétés complexes qui l’ont précédé, le  »pouvoir de » d’une minorité accroît son  »pouvoir sur » imposant sa loi à une majorité. C’est ce que l’on appelle la  »domination » qui dans sa forme extrême est intangible, totalitaire (la monarchie de droit divin, le nazisme, la Chine de Xi-Jinping…) et globale au sens où elle touche à l’entièreté des individus. La pandémie du coronavirus a ceci de particulier et d’exceptionnel quelle révèle au grand jour les rouages d’un système de société en passe de vider tous les autres de leur sens et de fabriquer un homme à son image et avec la puissance et la légitimité quasi divine que lui conférerait une transcendance. Car la question n’est pas qu’économique, sociale ou politique. Elle a une dimension que l’on pourrait qualifier d’ontologique au sens où elle touche à l’être de l’Homme en tant qu’être, à son être au monde, aux autres et à la nature dont il n’est, qu’il le veuille ou non, qu’un mode d’exister parmi d’autres. La  »cage de fer » dont chaque individu est appelé à devenir le prisonnier volontaire (par le management et la prégnance idéologique) prend la forme d’une poupée russe où toutes les poupées qui la composent se ressemblent et s’emboîtent de la plus petite (l’individu) à la plus grande (la mondialisation économique libérale) selon un principe unique, la concurrence. Les poupées  »intermédiaires », les grandes multinationales, les États, les entreprises, les services publics, (nous l’avons vu pour le système hospitalier) sont à l’image de ce qui les domine et les enferme et de ce qu’elles dominent et enferment.

Voilà donc pour ce qu’il en est du système actuel dans lequel la globalisation marchande nous condamne à vivre, certes avec quelques différences (la situation d’un  »citoyen »(?) chinois n’est évidemment pas exactement celle d’un citoyen suédois ou français). Que peut-on opposer à ce système au regard de la question du pouvoir, de ses normes et de ses formes de domination ? Il s’agit, à mon sens, de lui opposer ce que l’on pourrait appeler  »une puissance individuelle, collective et démocratique de penser et d’agir » et d’en faire une force au service  »d’un mouvement réel qui [abolirait à terme] l’état actuel » (Marx) des choses. Des pistes et modes d’action existent dont certains nous viennent en héritage des profondeurs de l’Histoire : la pensée critique visant à la déconstruction théorique des logiques à l’œuvre et la dénonciation de l’oppression, les mouvement sociaux sans lesquels les oppressions les plus violentes et les plus barbares auraient condamné la grande masse des individus exploités et opprimés à la résignation et à l’acceptation de l’inacceptable, les formes non violentes résistant avec détermination aux injonctions et aux manipulations managériales et idéologiques, la coéducation socio-politique émancipatrice … Mais le plus important est sans aucun doute la création et l’institution de  »communs » résistant à l’appropriation du marché et au contrôle des États, et dans lesquels on peut inclure ce que Bénédicte Manier appelle  »un million de révolutions tranquilles » (éditions Les Liens qui Libèrent, 2012) qui, dans tous les domaines (agriculture, habitat, santé, partage des savoirs, démocratie de proximité, protection des écosystèmes….) et sur tous les continents, œuvrent dans les interstices et les failles d’un système manifestement de plus en plus impuissant  à  »réparer » ce qu’il détruit en permanence au nom de la compétitivité : l’autonomie alimentaire de grandes masses de populations, l’accès pour tous à l’eau potable et à une alimentation saine, les économies locales associant, d’une manière coopérative, producteurs et consommateurs, un environnement respirable et riche de la diversité des espèces animales et végétales, les circuits courts et économes en énergie, le minimum de démocratie et de justice sociale, le respect des droits fondamentaux de l’Homme, la diversité culturelle, les rapports sociaux protecteurs de la singularité des individus, l’espérance de lendemains meilleurs dont l’humain serait de centre…

La crise sanitaire actuelle a confiné les corps mais pas nécessairement les esprits. Elle a fait naître des prises de consciences, des échanges fructueux et mobilisateurs auxquels le capitalisme mondialisé devra faire face. Sans pour autant dessiner avec une totale précision ce à quoi pourrait ressembler d’autres manières de faire société, ces prises de conscience et ces échanges mobilisateurs laissent entrevoir la possibilité d’un nouvelle communauté humaine universelle de destin, du local au mondial. Cette  »idée régulatrice » (au sens kantien) s’enracinerait et prendrait corps dans une intelligence collective de mieux en mieux partagée de la complexité du monde et de la nécessité de le transformer radicalement grâce, notamment, à une coéducation et une co-appropriation des savoirs et des expériences. Mais elle relèverait également – et ce n’est pas contradictoire – de ce que Castoriadis  nomme  un « imaginaire social instituant » de la société et des individus qui tiendrait sa force créatrice,  de valeurs et de significations nouvelles et alternatives (coopération, entraide, hospitalité, convivialité, démocratie active et constructive, autonomie individuelle et sociétale, respect de l’autre et de l’environnement naturel, juste mesure, autolimitation, frugalité…) qui pourraient nous libérer d’un système socio-économique qui n’a pour objectif que son expansion illimitée au seul profit d’une minorité – système dans lequel, déjà dans les années 1990, Cornélius Castoriadis voyait une « montée de l’insignifiance » et un « délabrement  de l’Occident » indiquant par là qu’une société livrée à l’insignifiance de ce  qui constitue son imaginaire social ne peut conduire qu’ à un délabrement de ses institutions et à une perte de repères et d’autonomie de ses individus.

Le capitalisme néolibéral ne peut pas et ne doit pas sortir renforcé par la crise sanitaire et les conséquences sociales qui s’annoncent, pas plus qu’il n’aurait dû sortir renforcé de ses précédentes crises. Comment pourrait-on accepter qu’il apparaisse comme le sauveur de ceux qu’il condamne à tous les méfaits et à toutes les souffrances dont il est responsable ? C’est à la fois une réponse logique, de bon sens, de morale et d’éthique. La voie vers un ailleurs est ouverte depuis fort longtemps, vraisemblablement depuis le développement de la pensée et des expériences novatrices des socialistes utopiques du début du XIXème siècle (Saint Simon, Fourier, Owen, Cabet, Godin, Buchez…) qui avaient déjà compris ce que le capitalisme annonçait pour ceux qui n’avaient que leur force de travail à offrir contre des salaires de misère.

Mais dire, aujourd’hui encore, que la voie est ouverte ne doit pas nous conduire à penser que les chemins sont tout tracés et qu’il suffit de se mettre en route. Le parcours qui s’annonce demandera intelligence, volonté, organisation collective, mobilisation, imagination, invention et expérimentation. On peut même dire, avec les mots du poète Machado, que  »le chemin n’existe pas et qu’il se fait en marchant », chaque pas, petit ou grand, éclairant le suivant. Les capitalistes et les pouvoirs politiques qui les soutiennent n’abandonneront pas la bataille à la première escarmouche et sous le poids des critiques les plus radicales dont ils sont l’objet. Cependant, le choix de bifurquer radicalement s’impose. Contre toute attente, c’est une crise sanitaire qui crée ce moment opportun – ce que les grecs appelaient le Kairos – où les Hommes peuvent forcer les portes de l’Histoire. S’ils ne le faisaient pas, le capitalisme dans sa forme néolibérale pourrait se convaincre et nous convaincre qu’il est la fin ultime de l’Histoire et que tout lui est permis. Mais pire encore : il y aurait tout à craindre que, faute de mener aux moments opportuns les combats qui s’imposent, nous allions à la toute fin d’une espèce dont l’intelligence incomparablement supérieure à toutes les autres l’aurait conduite à une disparition prématurée. 

Christian MAUREL, sociologue de la culture et de l’éducation populaire politique. ancien directeur de Maisons des Jeunes et de la Culture et délégué régional de la Fédération Française des MJC, ancien professeur associé à l’Université Aix-Marseille I. Auteur, entre autres, de Éducation populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, éditions l’Harmattan, 2010 et de Éducation populaire et questions de sociétés. Les dimensions culturelles du changement social, éditions Edilivre, 2017. 

                                                                                   Béziers (18-5-2020)

 

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